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Critique : Red krokodil (2012) (Domiziano Cristopharo)

Synopsis : Un homme se débattant dans la crasse et la solitude parsème ses journées d’onirisme en s’injectant la plus mortelle des drogues. Entre décrépitude mentale et nécrose physique, il s’enlise peu à peu dans une addiction envahissante qui se heurte sans cesse à une réalité bien plus sordide.

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Ne cherchez pas de crocodile rouge dans le film de Domiziano Cristopharo, car le mal qui serpente en lui est bien plus profond. Le prédateur qui guette le personnage principal s’injecte dans les veines et mord de l’intérieur. Le film débute donc en toute logique par une description sobre mais efficace de cette infâme saloperie qu’est le krokodil, ce joyeux cocktail de codéine, de solvants divers et d’essence, qui provoque le décès prématuré des junkies après une lente gangrène physique. Considérée dans un élan sensationnaliste mais à juste titre comme la drogue « la plus dangereuse du monde », cette substance n’avait pourtant pas encore eu l’honneur d’une apparition cinématographique. C’est maintenant chose faite. Nous suivons durant un peu plus d’une heure vingt le quotidien d’un homme que l’on devine brisé, résidant dans un appartement glauque dans lequel le temps semble s’être arrêté. Qui est-il, comment en est-il arrivé là, nous ne le saurons jamais vraiment. Le film distille quelques explications par petites touches lors de monologues internes, synthétisant ses pensées et ses divagations mentales, sans pour autant nous donner le fin mot de l’histoire. Red krokodil se vit avant tout comme une plongée dans l’univers déliquescent d’un écorché vif qui ne se sent revivre qu’à coup d’injections. Le quotidien d’un marginal bouffé par la came, attaqué par des rêves inaccessibles et par la nostalgie d’un temps révolu. L’homme fait corps avec son environnement, délabré, inquiétant, qui se limite au strict minimum, une sorte d’abri de fortune taillé pour la survie dans une ville que l’on devine dévastée. Le film pourrait même se dérouler dans un autre temps, après une catastrophe nucléaire majeure, comme semblent le montrer les très rares plans en extérieur qui nous dévoilent des buildings délavés cachés derrière une épaisse fumée qui recouvre chaque fenêtre. Face à cette débâcle générale, le seul espoir est au bout de l’aiguille.



La drogue continue son chemin. Elle plonge notre homme dans un univers où ses rêves et ses souvenirs se bousculent. Pour le meilleur, lors de rares incursions oniriques et sensorielles, mais souvent pour le pire, lorsque la frustration, l’angoisse, et la rancœur surgissent des ténèbres. Le film accumule les scènes d’un quotidien pathétique et glauque, celui d’un homme qui ne se nourrit plus, dort dans des draps souillés, et doit se combattre lui-même. L’acteur principal est plutôt crédible, et parvient à rendre le personnage à la fois repoussant et touchant. Les plans sont lents, contemplatifs, chaque petit détail prenant son importance tant son existence paraît dépouillée. Un manque de rythme qui se justifie scénaristiquement mais qui pourrait bien avoir raison de certains spectateurs tant quelques longueurs auraient pu être évitées. Fort heureusement, le réalisateur agrémente son œuvre de scènes oniriques intrigantes qui flirtent parfois avec l’horrifique, comme ces séquences hautement stressantes où des créations de son esprit pénètrent sa réalité pour venir le tourmenter. Cela débutera en douceur, avec ce double vêtu d’un masque de lapin qui l’observe quand il dort, ou cet œil dans le trou de son mur qui lui paraît presque rassurant, et ira par la suite beaucoup plus loin lorsqu’une abomination à deux visages viendra le tourmenter en lui chuchotant des paroles qui percent son crâne. Le spectateur navigue constamment entre une réalité où tout paraît mort et un monde souterrain où tout paraît possible. Il est dès lors très difficile de prévoir ce que nous réserve la prochaine scène de rêve ou de vision, et cette sensation aide à maintenir un intérêt pouvant être quelque peu émoussé par la lenteur de l’œuvre. Des scènes parfois fascinantes, servies par un travail audio absolument remarquable. En effet, la bande-originale tout comme les bruitages du film sont particulièrement soignés et participent grandement à l’immersion du spectateur/voyeur dans l’esprit torturé du protagoniste. Les musiques se montrent tour à tour lyriques, mélancoliques, effrayantes. Les sons sont parfois saturés, sans jamais sombrer dans l’inaudible, et servent à merveille chaque péripétie. Le héros est conscient de tout ce qui l’entoure, et ses sens sont parfois exacerbés, en témoigne cette scène avec le mille-pattes dans la salle de bains, dont les pattes produisent un son rendu quasiment métallique par l’édition audio. L’alliance du son et des images donne un côté froid et quasiment clinique au film, qui peut dérouter certains spectateurs, mais qui paraît nécessaire pour donner tout son relief à la descente aux enfers du personnage. Chaque opportunité de s’évader de ces teintes grisâtres se trouve dans les rêves que le héros traverse juste après son injection. Des fantasmes d’évasion au milieu de paysages peuplés de verdures s’étendant à perte de vue, l’ultime expérience sensorielle d’un homme qui a perdu ses repères et fantasme sur une nature qu’il a vu flétrir hors de ses songes.


Ces rêves et hallucinations permettent d’en savoir plus sur les motivations du personnage. Le parallèle entre chair et esprit se fait naturellement, et le krokodil paraît ronger la chair pour laisser l’âme s’échapper enfin après des années de confinement. L’obsession récurrente de l’homme, comme le laissent comprendre ses rêves, est de se débarrasser de son propre corps, dans lequel il se sent à l’étroit. Chaque pansement retiré de sa peau met à jour une de ses névroses, comme un puzzle de chair qu’on désassemblerait pièce par pièce. En perte d’identité, il paraît faire de son être son propre fantasme, rêvant d’une rencontre avec son double et se réfugiant auprès d’un corps qui lui paraît étranger. Il évoque son enfance avec nostalgie, comme s’il s’agissait de moments de grâce, alors que sa solitude débutait dès le plus jeune âge. Grandissant avec elle, il a appris à s’en accommoder et en a fait la base de sa vie d’adulte. En témoigne cette peluche de crocodile, qu’il assimile à une cruelle ironie, seul lien réel qu’il ait gardé avec sa mère qui paraît être un lointain souvenir. Il s’en sert comme d’une éponge qui absorberait une partie de sa douleur lors des crises provoquées par la drogue, la serrant contre son corps abîmé qui paraît ne plus ressentir de chaleur depuis bien longtemps. Ce corps n’est qu’un fardeau, qu’il mutile, troue, brûle, quand les effets secondaires se font sentir. Des effets de maquillage divers ponctuent ces séances et se montrent discrets mais efficaces, à l’exception d’une curieuse énucléation en carton-pâte qui fait légèrement tâche malgré son caractère hallucinatoire. Doté d’un budget estimé à 10000€, Domiziano Cristopharo parvient à développer un huis-clos intrigant, sombre et parfois à la lisière de l’expérimental, qui n’échappe pas aux défauts inhérents à ce type de petite production (des scènes qui s’étirent un peu trop, quelques expérimentations visuelles d’assez mauvais goût) mais parvient à instaurer une véritable atmosphère, soutenue par une bande-son hypnotique qui donne tout son relief à ce cauchemar éveillé. Red krokodil s’enfonce progressivement dans l’abîme d’un être torturé jusqu’à un final sous forme de rédemption, que l’on pourrait croire salvateur si la puissance des cauchemars n’était pas leur récurrence.


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